Émeutes de la faim : incontournable et "éternel" recommencement ?
Le fléchissement des productions agricoles alimentaires, en raison de conditions climatiques défavorables, l’accroissement de la demande en produits alimentaires (vivriers), conjuguée à la spéculation boursière sur les matières premières, ont insupportablement renchéri l’alimentation pour les populations les plus pauvres des pays en voie de développement (PVD) qui manifestent leur désarroi par les « émeutes de la faim ». En effet, dans ces pays, la production nationale est très souvent insuffisante et les importations nécessaires sont devenues trop coûteuses. Par ailleurs, quand la production nationale n’est pas insuffisante, les prix à l’exportation soustraient des quantités notables à la consommation locale et accroissent les prix du marché intérieur. Du coup, la majorité des responsables internationaux s’interrogent sur les possibilités qu’il y aurait d’augmenter sensiblement la production alimentaire dans les PVD.
L’insuffisance de la production alimentaire dans les PVD est un problème régi par un mécanisme fondamental identifié depuis très longtemps. Dans les pays développés comme dans les PVD, les produits vivriers, comme les céréales, par exemple, sont récoltés, chaque année, durant une courte période (un à trois mois, selon le degré de technicité) puis consommés durant la période allant de cette récolte à la récolte suivante. Ils doivent donc être stockés pendant près d’une année.
En termes de commercialisation, ce paradigme se traduit par le fait que les producteurs, soucieux de récupérer les investissements engagés dans leurs cultures pendant près d’un an, se trouvent contraints de commercialiser leurs produits dès le moment de leur récolte. Il en résulte une offre massive qui provoque une forte baisse des cours au moment des récoltes (elle s’observe même quand la production est déficitaire par rapport aux besoins de la consommation). Ce sont les commerçants qui se portent acquéreurs des produits offerts par les producteurs et ce sont également eux qui stockent lesdits produits depuis la récolte jusqu’à la récolte suivante.
En conséquence, ce sont également les commerçants qui engrangent les profits réalisables à partir de produits, achetés à bas prix au moment de la récolte, dont la valeur ne cesse d’augmenter entre celle-ci et la récolte suivante. Quant aux producteurs, ils doivent se satisfaire d’une rémunération toujours à peine supérieure à leur prix de revient. En aucune manière, ils ne sont en mesure de capter une partie des profits réalisables par une commercialisation échelonnée tout au long de l’année. Partant, ils ne parviennent pas à entrer dans le cercle vertueux qui leur permettrait d’engranger des profits supplémentaires lesquels amélioreraient leur niveau de vie et les mettraient en capacité d’améliorer leur technicité et, donc, d’accroître le volume de leur production.
Comme ce problème fondamental est connu et résolu depuis fort longtemps dans les pays développés, les bailleurs de fonds de l’Aide publique au développement (APD) se sont attachés à résoudre ledit problème dans les PVD dès le début de l’aide au développement, il y a environ cinquante ans. Pendant deux à trois dizaines d’années, les bailleurs ont aidé à développer des Offices de commercialisation dont la vocation était de réguler la commercialisation des produits vivriers stockables au bénéfice des producteurs et des consommateurs.
Malheureusement, incapables de transposer la philosophie des structures intervenant dans les pays développés, les bailleurs se sont contentés, involontairement, d’exporter leur seule technocratie. Cela s’est traduit par d’énormes investissements en capacités de stockage, notamment, et par une ineptie totale en matière de stratégie de commercialisation. Par exemple, on est allé jusqu’à acheter plus cher au producteur qu’on ne revendait au consommateur !
Sur de telles bases, les offices de commercialisation n’ont généré que des déficits qui n’ont cessé de s’accumuler. Pendant des dizaines d’années, les bailleurs ont comblé ces déficits qui s’ajoutaient aux investissements consentis au titre de la construction des réseaux de stockage.
Au milieu des années 80, lassés de devoir sans cesse renflouer les offices de commercialisation, les bailleurs ont conclu que la régulation de marché était néfaste en soi et ont changé de credo pour décréter la libéralisation des marchés. En conséquence, les offices de commercialisation ont progressivement disparu : les producteurs se sont retrouvés dans leur situation initiale...
Parallèlement au concept de la libéralisation des marchés, les bailleurs ont adopté le concept des Stocks de Sécurité prôné par la FAO. Entre parenthèses, on peut se demander quel est l’effet de ces stocks de sécurité sur les émeutes de la faim aujourd’hui.
Revenant aux producteurs ramenés à leur condition première depuis près de vingt ans, il est effectivement pertinent de se demander, comme le font actuellement les responsables internationaux, comment il serait possible de leur faire accroître leur productivité afin de satisfaire l’augmentation de la demande alimentaire.
La solution est extrêmement simple dans son principe : il suffit de rendre les producteurs capables de maîtriser le calendrier de la commercialisation de leurs produits vivriers de manière à ce qu’ils entrent dans le cercle vertueux déjà mentionné.
Pour cela, il est impératif de les doter de capacités de stockage qu’ils puissent gérer directement ou indirectement ; en association, par exemple. En sus de la dotation en capacités de stockage, il est également impératif de les doter financièrement de manière à ce que l’organisme stockeur, propriété des producteurs, soit en mesure de rémunérer le producteur au moment de la récolte et de financer l’entretien du stock durant toute la phase de commercialisation s’étendant d’une récolte à la suivante.
En résumé, cela revient à réinvestir dans des capacités de stockage, comme cela a déjà été fait lors de la création des offices de commercialisation, et à mettre en place des stratégies rationnelles de commercialisation, au contraire de ce qui avait été fait lors de la création des offices de commercialisation.
Au-delà de l’inquiétude manifestée, aujourd’hui, par les responsables internationaux, on ne peut que s’interroger sur leur capacité et leur volonté à s’engager réellement dans un processus de longue haleine qui nécessitera une ou deux dizaines d’années d’efforts financiers.
En effet, de manière ironique, la situation actuelle impose que l’on reparte de zéro et que l’on refasse, avec de notables variantes, ce qui fut déjà entrepris près de cinquante ans auparavant et qui fut un échec absolu en matière d’aide au développement et de stratégie de sécurité alimentaire.
J’ignore si quelqu’un est capable de dire combien de (dizaines ? centaines ?) milliards d’euros ont été engloutis dans les "investissements" passés...
Faute de consentir à ce nouvel effort, il n’y a aucunement lieu d’espérer que les productions alimentaires augmenteront autrement que marginalement.
Compte tenu des résultats passés, l’incontournable recommencement qui s’impose serait parfaitement risible si l’affaire n’était aussi dramatique...