Les produits vivriers doivent devenir des produits de rente !
Du bon usage de l’annulation de la dette, de la Taxe Tobin et de l’Aide Publique au Développement (APD).
La valorisation des produits vivriers est un exemple caractéristique du mauvais usage d’importantes ressources financières, dons et emprunts, qui a été fait dans le passé et se poursuit actuellement. Ce gaspillage, dont la responsabilité incombe aux bailleurs et aux bénéficiaires, implique une question essentielle : Annuler la dette, pour quoi faire ?
Si c’est pour persister dans la voie actuelle, les dons provenant de l’Aide Publique au Développement (APD) et les nouveaux emprunts continueront de se perdre dans la stérilité des projets actuels de développement. Dans ce cas, faute de retour sur investissement, les fonds de l’APD, avec ou sans un apport de la Taxe Tobin, demeureront infructueux pour les bénéficiaires et les emprunts s’accumuleront à nouveau jusqu’à ce que se repose le problème de l’annulation de la nouvelle dette...
Alain Saumon, au paragraphe “ Limites et contraintes de l’endettement extérieur ” de la Terminologie attachée à son texte “ La dette des Tiers Mondes ” [1], affirme que “ les cultures vivrières sont souvent abandonnées au profit des cultures d’exportation (café, cacao, ...) ”.
Cette affirmation est erronée. Il est démontré, depuis longtemps, que les agriculteurs s’adonnant aux cultures d’exportation, cultures de rente, sont technologiquement les plus performants pour produire des cultures vivrières. Et ils en produisent. Cependant, leur production demeure limitée et, en règle générale, n’exploite pas tout le potentiel de productivité dont leur pays dispose bien qu’il serait éminemment souhaitable que la production vivrière soit au niveau maximum afin de contribuer au mieux à la sécurité alimentaire.
Si la production vivrière des agriculteurs demeure limitée, ce n’est pas parce que les cultures de rente interdisent sa croissance. Les agriculteurs n’ont pour objectif que la production de cultures vivrières en quantité suffisante pour assurer leur autoconsommation. Les excédents commercialisables ne sont que le fruit de circonstances climatiques favorables. C’est pourquoi la disponibilité en cultures vivrières est si fragile dans les pays émergents : dès que les circonstances climatiques sont un tant soit peu défavorables, les excédents commercialisables s’amenuisent ou disparaissent.
En réalité, les agriculteurs ne trouvent aucune incitation à la production d’excédents commercialisables. En effet, comparativement aux cultures d’exportation, la commercialisation des produits vivriers n’apporte pas un revenu satisfaisant aux agriculteurs. Mais, on ne peut pas dire que les cultures vivrières sont mal rémunérées parce que les cultures d’exportation sont mieux rémunérées : il n’existe pas de relation de cause à effet.
Les cultures vivrières se rentabilisent mal parce que leur commercialisation est défavorable au producteur, indépendamment de celle éventuellement plus favorable des cultures d’exportation. Elle lui est défavorable parce qu’il ne maîtrise pas le calendrier de la mise en marché des excédents commercialisables ; quand ils existent. En résumé, la production apparaît durant la très courte période de récolte ; les agriculteurs ont des besoins financiers impérieux ; ils vendent massivement dès la récolte ; les prix baissent énormément (même en année déficitaire) ; les commerçants achètent cette offre massive ; ils la stockent et la vendent progressivement, à des prix croissants, tout au long de l’année ; jusqu’à la récolte suivante où le cycle recommence [2].
Durant des dizaines d’années, il a été tenté de corriger ce mécanisme défavorable au producteur de vivriers et identifié depuis très longtemps. Cette volonté de correction a donné lieu à la création des offices céréaliers dans les pays émergents. La stratégie de ces offices était basée sur le principe de la régulation de marché consistant à offrir un “ prix juste ” au producteur et un “ prix acceptable ” au consommateur : le “ commerce équitable ” était né, même si cette appellation n’est que d’invention récente.
Tous les offices céréaliers ont été des échecs retentissants ! Sur le plan fonctionnel comme sur le plan financier. Personne n’est en mesure d’indiquer quelles sommes ont été ainsi gaspillées de par le monde mais il est certain que le chiffre doit être énorme.
L’objet du présent texte n’est pas de développer les raisons de cet échec mais il convient de mentionner qu’il fut provoqué par des stratégies commerciales erronées et non par la nocivité intrinsèque du concept de régulation de marché. Sans entrer dans le détail, disons simplement que le défaut majeur des stratégies commerciales en cause résidait dans la pratique de prix de vente inférieurs aux prix de revient et dans une rotation absurde des stocks détenus par ces offices.
Des analystes libéraux à œillères conclurent de cet échec que le concept de régulation de marché était intrinsèquement nocif. Tous les offices céréaliers voués à la régulation de marché furent donc liquidés. De leurs cendres naquirent les stocks de sécurité censés assurer la sécurité alimentaire. Leur naissance fut assistée financièrement comme le fut celle de feu les offices.
Las, les stocks de sécurité n’apportent aucune sécurité alimentaire et, de plus, ils ne sont pas rentables. Ici encore, il serait trop long d’entrer dans le détail qui n’est pas l’objet principal du présent texte.
Cependant, il est nécessaire de dire que les stocks de sécurité, vendus à prix de marché à la demande solvable, ne font que se substituer à l’économie marchande. Quant à la demande insolvable, elle doit, par définition, faire l’objet d’un geste gratuit sous forme d’argent lui permettant de s’approvisionner sur le marché ou sous forme de produits alimentaires que le donateur peut acquérir sur le marché sans qu’il soit besoin d’entretenir un stock de sécurité.
Même dans les pays enclavés, on constate qu’il existe des flux permanents d’exportation et d’importation, de produits alimentaires notamment. Ces flux existent à proportion de la demande solvable. En conséquence, la solvabilité d’un donateur garantit la permanence des flux nécessaires à l’approvisionnement de la population insolvable. Indépendamment de l’inexistence d’un stock de sécurité ; a fortiori, de son existence.
Par ailleurs, les stocks de sécurité sont coûteux car ils nécessitent des frais de fonctionnement liés à leur maintenance. Ils le sont encore plus lorsqu’ils doivent être distribués gratuitement à des populations insolvables. Donc, partant du principe que l’approvisionnement alimentaire de ces populations constitue un coût, il vaudrait mieux réduire celui-ci des frais de maintenance du stock de sécurité et s’en tenir à la constitution d’une réserve financière permettant d’acquérir les produits sur le marché.
De ce qui précède, il résulte que les offices céréaliers d’hier et les stocks de sécurité d’aujourd’hui ont englouti, et continuent d’engloutir, en pure perte, une part importante [3] des ressources financières provenant de l’APD, financée par les pays riches, ainsi que des emprunts contractés par les pays émergents. Il est extrêmement probable qu’il en a été et qu’il en est de même dans bien d’autres secteurs du développement. En d’autres termes, on a créé de la pauvreté à partir de la richesse potentielle que constitue, annuellement, une récolte de produits vivriers.
L’annulation de la Dette Publique des pays émergents allégerait leurs finances de 2.000 milliards d’Euros [4] environ ce qui leur permettrait d’accroître leur capacité d’autofinancement de leur développement et, si insuffisant, de redéployer leur capacité d’emprunt en faveur du développement. Actuellement, l’APD se situe aux environs de 40 milliards d’Euros, annuellement ; sur 7 ans, de 1987 à 1993, elle fut de 38 milliards d’Euros par an.
Par ailleurs, la Taxe Tobin pourrait dégager quelque 166 milliards d’Euros de ressources financières supplémentaires en faveur, éventuellement, du financement du développement des pays émergents.
Pourquoi pas ? Mais, avant d’investir de nouvelles ressources financières dans le développement des pays émergents, n’y aurait-il pas lieu de réexaminer la pertinence et la viabilité des programmes de développement en cours et en projet ?
À défaut de procéder à cet examen minutieux, les nouveaux investissements risquent de s’avérer des gaspillages aussi énormes que ceux qui ont eu lieu dans le passé et se poursuivent aujourd’hui. Pour s’en tenir aux seules “cultures vivrières”, si l’on ne parvient à mettre en œuvre des politiques rentables de commercialisation en faveur du producteur, celles-ci ne parviendront pas au statut de “cultures de rente” au même titre que les “cultures d’exportation”.
Dans ce cas, il n’y aura pas lieu d’espérer une éradication de l’insécurité alimentaire, de la sous-nutrition, voire de la famine. Et, dans certains pays, il faudra désespérer aussi de l’éradication de certaines “cultures meurtrières”, telles que chanvre indien, coca, pavot, etc., cultures d’exportation et de rente par excellence...
Post-Scriptum
Pour l’instant, des ressources additionnelles n’ont pas été mises en œuvre pour l’aide au développement des pays émergents.
Mais, par ailleurs, rien n’a été entrepris pour améliorer l’efficience de l’aide déjà engagée.
Notes :
[1] Sur le site Internet du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde.
[2] Pour en savoir plus : Cf. “ Les producteurs du Sud victimes du Libéralisme ”, Jean Pierre Llabrés ; Le Monde (29 septembre 1992).
[3] Même si le chiffre n’est pas connu. Il y faudrait une enquête pour le déterminer.
[4] Sur la base d’une parité 1 euro = 1 $.