Les producteurs du sud victimes du libéralisme. [Le Monde, 29 septembre 1992]
En privilégiant les intermédiaires, la privatisation des économies du tiers-monde pénalise les producteurs, incapables de maîtriser la commercialisation de leurs récoltes.
Erreur initiale d’analyse
Depuis quelques années, les carences et la gabegie des organismes publics intervenant dans les économies agricoles des pays en voie de développement ont entraîné une libéralisation et une privatisation de ces économies, mouvement rendu possible par le triomphe légitime des tenants du capitalisme libéral sur ceux de l’économie planifiée. Ce mouvement privilégie les opérateurs privés tels les commerçants, les transporteurs, les transformateurs, etc. en partant du principe que l’amélioration des filières doit avoir des effets induits positifs en amont, c’est-à-dire que le producteur agricole devrait en voir son revenu amélioré. Ce raisonnement est théoriquement exact, mais il est myope.
En effet, il présuppose que, la libre concurrence jouant pleinement entre tous les opérateurs, les retombées de la libéralisation se répartiront équitablement entre eux à proportion de leur efficacité. Cela postule un rapport de forces équilibré entre les diverses catégories d’opérateurs privés. Ce postulat est erroné et a des conséquences graves en matière de produits vivriers.
C’est une évidence trop souvent oubliée que le producteur est le premier opérateur privé, puisque les produits locaux commercialisés sont produits par lui à 100 %. Mais cette situation de départ ne lui apporte aucun avantage ; au contraire, en cas de flambée des prix, ce n’est pas lui qui empoche les superprofits réalisables en année de pénurie.
La raison en est extrêmement simple. Les produits vivriers, à cycle annuel et conservables, sont récoltés durant une courte période (deux à trois mois) et les producteurs, légitimement désireux de percevoir le revenu de leur travail, en commercialisent une très grande partie immédiatement après la récolte.
Des excédents inévitables
Or la demande des consommateurs ne peut excéder, mensuellement, 8,33 % [1] de son volume annuel. Dans ces conditions, si l’on suppose un pays autosuffisant dans lequel l’offre est égale a la demande (100), les ventes des producteurs, égales à 75 % de ce total, durant trois mois, sont le triple de la demande de cette période. C’est ce qui explique la chute des cours observable partout durant la période de récolte.
Cet énorme excédent est acheté à bas prix par les intermédiaires, qui le stockent en vue d’une mise en marché ultérieure en réalisant des profits, liés à leur effort de conservation, qui échappent aux producteurs et les privent d’un stimulant puissant à la productivité. Il ne s’agit pas ici de crier « haro ! » sur les intermédiaires qui ne sont pas responsables de la structure naturelle de la commercialisation. Cela n’empêche nullement de vouloir modifier la condition paysanne, car elle lui est défavorable en année excédentaire comme en année déficitaire.
Dans le cas où l’offre globale annuelle des producteurs serait de 125 pour une consommation de 100, si on retient l’hypothèse de ventes de 75 % durant trois mois aux environs de la période de récolte, l’offre est égale à 3,75 fois la demande de la même époque. On peut en imaginer les effets sur les prix au producteur !
Mais, ô paradoxe !, dans des pays le plus souvent déficitaires, on peut observer le même phénomène lorsque l’offre globale des producteurs n’atteint, par exemple, que 75 % de la demande. Dans ce cas, malgré le déficit global de 25 %, l’offre est 2,25 fois supérieure à la demande durant la période de récolte. Là encore, les cours au producteur ne peuvent que baisser.
Par parenthèse, pour qu’il n’y ait pas d’excédent apparent sur la période de récolte, il faut que l’offre globale des producteurs ne soit pas supérieure à 33 % de la demande globale annuelle !
On observe, bien sûr, que les prix de récolte d’une année déficitaire sont supérieurs à ceux d’une année excédentaire. Mais, il ne faut pas perdre de vue le fait que les rendements leur sont inversement proportionnels et que, au total, le revenu paysan se trouve identique d’une année à l’autre.
Maîtrise du calendrier
Il convient d’ajouter qu’en année déficitaire les cours, hors de la période de récolte, s’envolent vers des sommets considérables (surtout s’il y a des carences en matière d’importation), qui engendrent des superprofits dépassant largement la rémunération de la seule conservation. Est il utile de préciser que ces superprofits restent chez les intermédiaires et non chez les producteurs ? Dans ces conditions, comment espérer que les producteurs puissent investir pour améliorer leur productivité ? C’est ce phénomène qui explique la permanence des récoltes déficitaires, et non pas les conditions climatiques qui, sauf catastrophe, ne sont qu’un facteur aggravant ou atténuant.
Certes, la régulation du marché a été tentée par l’intervention d’organismes publics de commercialisation (offices, marketing boards, etc.) qui, achetant à la récolte, devaient soutenir les cours au producteur et vendant avant la récolte suivante devaient protéger également le consommateur. Mais ces organismes n’ont pu se rentabiliser car, au lieu de pratiquer une véritable régulation des marchés, sur la base d’une rotation annuelle des stocks, ils se sont inconsciemment [2] consacrés à la gestion des stocks de sécurité, qui se renouvellent tous les deux ou trois ans, et ne peuvent être que financièrement déficitaires car les profits [3] réalisés annuellement sur la moitié ou le tiers du stock ne peuvent couvrir les charges relatives à son ensemble.
Mais, quand bien même la régulation aurait été bien conduite par ces organismes, ce qui est tout à fait possible et démontré, les producteurs n’auraient bénéficié que de l’amélioration globale des conditions de marché, mais n’auraient rien perçu des profits réalisés par ces organismes. En effet, le bénéfice ne se réalise qu’au moment de la vente et ne profite qu’au dernier détenteur du produit : l’organisme de régulation et non pas le producteur qui pourrait réaliser la même tâche à travers ses coopératives (à créer), si les moyens lui en étaient donnés véritablement.
Il apparaît donc que l’on ne peut attendre de progrès décisif de la libéralisation privatisation des économies agricoles tant que ne sera pas fondamentalement transformée la condition naturelle du producteur agricole en matière de commercialisation, à savoir, tant qu’il il ne restera pas propriétaire des produits stockés aussi longtemps que possible avant la récolte suivante.
Si le mouvement de libéralisafion privatisation en cours n’apporte pas au producteur la maîtrise du calendrier de la mise en marché, sa situation ne s’améliorera pas, et celui qui est le premier opérateur privé restera un « laissé pour compte ». Dans cette triste perspective, il est inutile d’espérer un accroissement des productions qui assurerait l’approvisionnement des populations.
Post-Scriptum
Aujourd’hui, les opérateurs ruraux, agriculteurs et éleveurs, demeurent théoriquement les "populations-cibles" de l’aide au développement des pays émergents.
Mais, concrètement, l’effort d’aide au développement qui leur est apporté est inadéquat. Les "investissements" demeurent improductifs parce que réalisés dans le cadre de structures incapables de rentabiliser lesdits investissements.
Notes :
[1] 100 % consommés en 12 mois = 8,33 %
[2] Tellement inconsciemment que les bailleurs de fonds, Banque Mondiale en tête, interprètent leurs désastreux résultats comme une condamnation de la régulation de marché et prônent la mise en place de stocks de sécurité, dont la justification mériterait quelque développement, et sont la cause même de ces désastres.
[3] Quand les prix de vente sont supérieurs au prix d’achat (sans parler de prix de revient).